Freaky Friday Parasite

Toi toi mon Cymothoa

Il y a des sujets qui vous collent à la peau... Un peu comme des parasites. Pour moi, depuis le début de la catégorie "Freaky Friday Parasite" sur ce blog, ce genre de sujet c'est soit le champignon zombificateur Cordyceps soit Cymothoa exigua... le pou mangeur de langue.

Depuis mon premier billet sur le sujet en 2009, j'ai pu reparler de ce remarquable parasite à plusieurs reprises, notamment dans mon livre "Moi, Parasite". Il figure aussi dans "Nature Secrète" et il a été l'objet de collaborations, comme celle avec Castor Mother sur String Theory :

J'évoque aussi Cymothoa volontiers dans mes quizz, comme ici pour la 10ème Nuit Originale :

Et ce parasite figure en tête des sujets dont on vient me parler lors de rencontres IRL, tant son mode de fonctionnement frappe l'esprit. À chaque occasion j'en profite pour peaufiner mes connaissances sur le sujet, mais en 11 ans, je pensais honnêtement avoir fait le tour de la question...

Arrive alors Marie, de La Boîte à Curiosités, qui me propose en début d'année une collaboration sur sa chaîne pour présenter... notre fameux pou mangeur de langue.

"Fingerz in the nauze" me dis-je naïvement. Qui plus est, cette participation dans son univers allait m'apporter l'opportunité d'enfiler un costume animal en mode "Green Porno" : j'étais conquis.

Extrait de "ELLE EST PAS BELLE LA NATURE ? #06 - LE CYMOTHOA"
Mais, j'aurais s^dû m'en douter, ça ne s'est pas passé exactement comme prévu. Marie, à l'instar de Dr Nozman, est alimenté par un cocktail concentré de curiosité et de volonté de bien faire. De la même manière que Nozman m'a poussé à poser un regard neuf sur l'usage de la microscopie, Marie, par ses multiples questions pendant la rédaction du script de notre collaboration, m'a amené à me confronter à des lacunes basiques concernant la vie de Cymothoa exigua. Petit tour d'horizon de ces récentes découvertes sur le 'pou mangeur de langue' qui me réservait encore bien des mystères... à commencer par celui de la langue des poissons...

Extrait de "ELLE EST PAS BELLE LA NATURE ? #06 - LE CYMOTHOA"

Les poissons ont-ils une langue?

Et oui, le premier problème qui s'est présenté à nous pendant la préparation de l'épisode, c'était de déterminer comment les poissons utilisent leur langue... pour finalement découvrir qu'ils n'en possèdent pas vraiment. En tout cas, pas l'équivalent d'une langue de tétrapodes (amphibiens, mammifères, lézards, etc.).

Bouche ouverte de poisson
J'en étais le premier surpris parce qu'on trouve bien, chez la plupart des poissons, une structure charnue en plein milieu de leur bouche et qui ressemble à s'y méprendre à une langue.

Anatomie d'une tête de poisson (Helen Roberts-Sweeney) [Bs, branchiostegal membrane; C, cheek; D, dentary bone; F, frontal bone; M, maxilla; Mn, mandible; Pm, premaxillary bone; T, tongue.]
Mais en réalité, structurellement et fonctionnellement, la comparaison s'arrête là, comme nous l'expliquent cet article et cette vidéo...

... la "langue" des poissons est en réalité une excroissance de la partie ventrale de l'arc branchial hyoïde : le basihyal. En termes simples, leur "langue" est un prolongement du fond de leur bouche, en continuité avec une structure osseuse (l'os hyoïde) qui renforce une paire de leurs branchies. C'est d'ailleurs ce qui permet de voir une autre similitude avec notre langue à nous, humains, puisque lors de notre évolution, bien qu'ayant perdu les branchies, nous avons conservé cet os qui sert, notamment, à soutenir et contrôler les puissants muscles de notre langue.

Os hyoïde (en rouge) chez l'humain
Chez les poissons d'ailleurs, il n'y a pas ou très peu de muscles mais uniquement une muqueuse et ses tissus accessoires, recouvrant l'os et/ou le cartilage du basihyal. Cela signifie que la langue des poissons n'est pas du tout flexible comme la nôtre! Difficile de l'exploiter alors pour faire des vocalises sous-marines ou même pour déglutir. Et ce n'est pas non plus la panacée niveau gustatif. Certes, les poissons ont des papilles gustatives sur ce tissu muqueux, mais ils en ont beaucoup plus sur d'autres organes de la bouche (lèvres, barbules, palais...), voire même sur les branchies. Du coup, comment les poissons utilisent-t-ils leur langue?
Chez eux, il semble qu'un rôle important du basihyal est de protéger des structures sensibles, comme par exemple de gros vaisseaux sanguins irriguant les branchies. Les poissons carnivores ayant l'habitude de happer leurs proies par succion, celles-ci pourraient, en se débattant, endommager ces vaisseaux sanguins et menacer la vie de leur prédateur.
D'autre part, sans être flexible, le basihyal est mobile et pourrait participer au mouvement des aliments dans la bouche, mais aussi à la bonne "ventilation" des branchies.
Et puis l'évolution a pourvu certains poissons de "langues" spécialisées. C'est le cas des Arowanas, des poissons de la famille des Osteoglossidae (littéralement langue d'os), dont la langue osseuse est bardée de dents qu'ils peuvent utiliser pour "mordre" leur proie, coincée entre le haut de leur palais et leur langue... Pourquoi pas... 

Langue dentée d'osteoglossidae, Helen Roberts-Sweeney
Mais maintenant qu'on a bien compris que les poissons n'avaient pas exactement la même langue que nous, est-ce que le reste de l'histoire de Cymothoa exigua est bien réel? Est-ce que ce satané pou mangeur de "langue" mange bien des langues?

Extrait de "ELLE EST PAS BELLE LA NATURE ? #06 - LE CYMOTHOA"

Cymothoa mange-t-il la langue des poissons?

Echaudé par cette histoire de langue, je me suis mis à douter de TOUTES les affirmations que nous avions intégrées au script. La bonne nouvelle, c'est que ces vérifications m'ont surtout permis de confirmer et préciser les informations que j'avais l'habitude de transmettre. Cependant, pour l'une d'elles, la réflexion mérite une nouvelle fois d'être approfondie...Parmi elles, celle du remplacement de la langue par notre parasite (et autant vous dire qu'ayant publié cette anecdote un peu partout sur internet,  en vidéo, en livres... j'aurais été bien embêté si cela n'avait pas été documenté scientifiquement).
Bon rassurez-vous, il existe bel et bien des cas documentés de remplacement de "langue" de poisson par Cymothoa exigua. Notamment un article descriptif datant de 1983 et qui semble avoir initié l'intérêt pour ce parasite, notamment grâce à ses figures saisissantes.

Figures tirées de Brusca & Gilligan, 1983
Dans cet article, dont le titre est "remplacement de langue chez un poisson marin (Lutjanus guttatus) par un parasite isopode" (vous avez vu, ils ont écrit "langue", gnagnagna), les auteurs ont documenté et interprété des cas d'infestations de vivaneaux rose par Cymothoa exigua. Sur 37 spécimens pêchés au large du Mexique, 2 possédaient des langues atrophiées (90% de leur taille normale). Et sur ces langues, nos fameux parasites isopodes. La première astuce vient ici : ayant constaté que ces deux spécimens étaient en bonne santé et, après dissection de leurs estomacs, ayant observé que ces poissons continuaient de se nourrir, les auteurs en ont déduit que le poisson pouvait se servir mécaniquement de leur parasite, comme d'une "langue". Maintenant qu'on sait que le basihyal des poissons est plutôt pas très flexible, ça parait en effet moins une prouesse d'utiliser un parasite comme pousse gueuleton dans le fond du gosier.
Ceci dit, il s'agit d'une étude, qui plus est descriptive, et de nombreux chercheurs commencent à se demander s'il s'agit ici du modus operandi classique de Cymothoa. Chez des espèces proches par exemple, on trouve beaucoup d'images ou de vidéos de parasites bien installés dans la bouche de poissons et ayant laissé les langues intactes :

Dans un fil de discussion sur Twitter, Stacy Farina a récemment lancé un appel à documenter plus rigoureusement ces parasitismes linguaux aboutissant à des amputations, citant notamment le travail de sa collègue Briana Washington qui a caractérisé par tomographie la langue intacte de plusieurs carangues, pourtant parasitées par des Cymothoa. Quoi qu'il en soit, il semble bien que ces parasites "mordent" leur hôte au niveau de la langue (pour se maintenir en place surtout, et éventuellement pour sucer un peu de sang).

Poster de Briana Washington dont le titre est "Do "tongue eating" isopods actually eat tongues of fishes?"
Tomographie d'un Cymothoa sur langue intacte de carangue
S'agit-il alors de spécificités de telle ou telle espèce de Cymothoa? Peut-être... Mais en attendant que les parasitologues clarifient ce mystère, d'autres articles ont caractérisé l'impact délétère que peut avoir le parasite sur son hôte. Il s'agirait surtout d'une gêne à la respiration, du simple volume occupé par le crustacé dans la cavité buccale. Tout ceci est merveilleusement résumé dans cette vidéo de SciShow:

Conclusion

Si on devait être parfaitement rigoureux, le surnom "pou mangeur de langue" donné à Cymothoa exigua devrait être troqué pour "isopode mordeur de basiyal"... C'est pas fort de vulgarisation ça... Donc malgré cette enquête fort intéressante et enrichissante, je m'abstiendrai de changer de formule et pour ceux qui ronchonneront par la suite, à défaut de leur tirer la langue, je leur réserve ce gif animé :

Liens :

Do Fish Have Tongues
Fish FAQ - Do fishes have tongues?
Absurd Creature of the Week: This Parasite Eats a Fish's Tongue — And Takes Its Place
 

Références :

Sur la langue des poissons et des tétrapodes
Iwasaki, S. (2002). Evolution of the structure and function of the vertebrate tongue. Journal of Anatomy, 201(1), 1‑13. https://doi.org/10.1046/j.1469-7580.2002.00073.x
Iwasaki, S., Erdoğan, S., & Asami, T. (2019). Evolutionary specialization of the tongue in vertebrates : Structure and function. In V. Bels & I. Q. Whishaw (Éds.), Feeding in Vertebrates : Evolution, Morphology, Behavior, Biomechanics (p. 333‑384). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-030-13739-7_10
Meyer-Rochow, V. B. (1981). Fish tongues-surface fine structures and ecological considerations. Zoological Journal of the Linnean Society, 71(4), 413‑426. https://doi.org/10.1111/j.1096-3642.1981.tb01137.x
Roberts-Sweeney, H. E. (2016). Anatomy and disorders of the oral cavity of ornamental fish. Veterinary Clinics of North America: Exotic Animal Practice, 19(3), 669‑687. https://doi.org/10.1016/j.cvex.2016.04.001

Sur le remplacement de langue par Cymothoa
Brusca, R. C. (1981). A monograph on the isopoda cymothoidae (Crustacea) of the eastern pacific. Zoological Journal of the Linnean Society, 73(2), 117‑199. https://doi.org/10.1111/j.1096-3642.1981.tb01592.x
Brusca, R. C., & Gilligan, M. R. (1983). Tongue replacement in a marine fish (Lutjanus guttatus) by a parasitic isopod(Crustacea : Isopoda). Copeia, 1983(3), 813. https://doi.org/10.2307/1444352
Parker, D., & Booth, A. J. (2013). The tongue-replacing isopod Cymothoa borbonica reduces the growth of largespot pompano Trachinotus botla. Marine Biology, 160(11), 2943‑2950. https://doi.org/10.1007/s00227-013-2284-7
Briana Washington, Dr. Stacy Farina. (2019). Do “tongue-eating” isopods actually eat tongues of fishes? (Poster)

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