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Gras, sexe et poils... quand les gènes ne suffisent plus

Ce billet est la retranscription écrite de ma partie diffusée dans l'épisode 372 de Podcast Science. Pour lire celle d'Eléa Héberlé (2ème partie), direction Podcast Science. Et pour écouter l'épisode en entier, utilisez le player plus haut.

Il y a peu de temps, naissait Isaac Alexander Smythe Kerner, mon neveu, le fils de Jacques qui était venu vous parler de la physique des Jeux Vidéos pour l’épisode 369. Et jusqu’au dernier moment je ne savais pas, du souhait de mon frère, si j’allais de nouveau avoir une nièce ou pas. Mais ça y’est, la génétique a parlé : Isaac est porteur d’un grand chromosome X et d’un petit chromosome Y dans le noyau de ses cellules. Et c’est ce petit chromosome Y qui a déterminé le devenir d’une partie de ses cellules embryonnaires qui ont permis de le fournir en deux belles gonades qui pendent à l’extérieur de son corps. Je profite donc de cette introduction pour souhaiter longue vie à mon neveu Isaac et le remercier de ce prétexte parfait pour introduire un sujet passionnant : celui de la détermination sexuelle.

Hormis exceptions rarissimes et sans entrer dans les questions de genres, on peut facilement affirmer que c’est la présence ou non du chromosome Y qui détermine le sexe d’un enfant, dans le sens où il va contrôler le développement de testicules pendant l’embryogenèse. Sachant que d’un point de vue évolutif, la seule population de cellules humaines qui participe à la génération ultérieure est celle qui permet la formation d’ovules ou de spermatozoïdes, on peut comprendre à quel point le développement des organes permettant la production et le maintien de ces cellules est crucial pour le succès évolutif de l’espèce. Du coup il est assez surprenant de découvrir, pour peu qu’on s’y intéresse, l’incroyable diversité de détermination sexuelle qui existe chez les êtres vivants.

Diversité des déterminismes sexuels
Comme nous vous l’avions dévoilé lors de l’émission 299, il existe des gènes qui permettent de contrôler le développement d’un œil et qui sont conservés entre des espèces très distinctes comme par exemple une mouche et une souris. Par contre, il ne semble pas exister de réseaux de gènes de la détermination sexuelle qui soit universel.
Une piste d’explication est à trouver déjà dans les types de reproductions dont sont capables les organismes vivants. Chez les animaux par exemple, le fait qu’une espèce soit caractérisée par deux sexes distincts, ce qu’on appelle le gonochorisme, c’est loin d’être la règle. Certaines espèces n’ont pas de sexes distincts et se reproduisent par divers processus asexués (bourgeonnement, division, parthénogenèse, etc.)...

Reproduction asexuée animale
...alors que d’autres ne s'embarrassent pas de choisir et possèdent deux sexes simultanément (ce qu’on appelle l’hermaphrodisme).

Quelques exemples de détermination du sexe...
Dans mon livre “Moi, Parasite”, je présente même le cas d’une espèce parasitaire de crustacé, Cymothoa exigua, qui pratique l’hermaphrodisme séquentiel, car les individus commencent leur vie en étant tous mâles, puis selon l’occupation de leur hôte, se transformeront en femelles si celui-ci est inoccupé, ou resteront mâles si une femelle si trouve déjà. Et si la femelle vient à mourir, c’est le signal pour le mâle qu’il faut changer de sexe. Tout ça sachant que l’hôte est un poisson dont la cavité buccale se transforme en chambre nuptiale, ces parasites étant adeptes de leur langue qu’ils remplacent progressivement…

Cymothoa exigua, le parasite qui conquit la bouche des poissons.
Mais chez leurs hôtes, comme le poisson clown, ce genre d’hermaphrodisme séquentiel existe aussi. Les poissons clowns ce sont ceux qui ont inspiré le film d’animation “Le Monde de Némo”. Beaucoup de personnes ont appris l’incroyable vérité sur le papa de Némo en découvrant la BD de Marion Montaigne sur son blog “Tu mourras moins bête”.

Mercredi, Tous en BikiniMercredi, Tous en Bikini
Attention Spoilers : à la mort de la maman de Némo, Marin, le papa aurait dû… devenir la nouvelle maman de Némo. En effet, chez les poissons clown, il y a une structure sociale très stricte : une seule femelle par groupe (le plus gros poisson), un mâle reproducteur et des petits juvéniles interdits de reproduction. Si la femelle vient à mourir, le mâle change de sexe et devient la nouvelle femelle et un des juvéniles peut prendre le rôle de mâle. Cela signifie donc que tous les poissons clowns naissent mâles, mais que seules les circonstances sociales peuvent décider d’un changement de sexe pour devenir femelle.
Un autre type de déterminisme sexuel qui me fascine, c’est celui qui est uniquement tributaire de l’environnement. Ce déterminisme est définitif, il n’y a pas de changement de sexe possible, mais contre il est déterminé par des signaux environnementaux comme la longueur du jour, l’abondance de nourriture… ou encore l’endroit où la larve tombe à la fin de son développement. C’est le cas chez le ver marin appelé la Bonellie verte, chez qui les larves naissent sans sexe déterminé, mais qui vont devenir femelles si elles tombent sur le sol, ou devenir mâles si les larves tombent… sur une femelle.

Bonellie verte rétractée
Précisons que la différence entre mâles et femelles est extrême, c’est à dire que si la larve devient femelle, elle atteindra sa forme adulte en 2 ans de développement, pour faire plus d’1m - alors que les mâles ne font que quelques millimètres, et leur seul objectif est de se coller à la trompe des femelles pour être aspirés jusqu’à leur appareil reproducteur (ce n’est pas sans rappeler comment marche la fécondation chez les plantes d’ailleurs)… ou chez les baudroies chez qui les mâles restent tout petits et fusionnent avec l’épiderme et les vaisseaux sanguins de la femelle pour se transformer en sorte de testicules parasitaires.
Bref, toutes ces modalités de déterminisme du sexe ont des avantages et des défauts et ont été sélectionnées spécifiquement pour répondre à des contraintes écologiques particulières, comme par exemple le niveau de difficulté de trouver un partenaire sexuel.
Puisque ce qui nous intéresse aujourd’hui dans cette émission, c’est ce que les gènes ne déterminent pas, je vous propose de nous concentrer ici sur la détermination du sexe par l’environnement, et notamment par la température et je vais commencer par évoquer ce qu’il se passe chez une espèce de tortue : la cistude d’Europe.

Cistude d'Europe
Chez cette espèce (protégée), si on incube les œufs à 27°C on obtient uniquement des mâles à l’éclosion. Par contre ce ne sont que des femelles qu’on obtient si l’on incube ces œufs à 30°C. En affinant ces résultats à l’aide d’expériences d’incubation à des températures très précises, on s’aperçoit qu’il existe une gamme de températures de transition qui fournit des mâles et des femelles. On appelle cette gamme de température la TRT pour Transitional Range of Temperature (l’intervalle de température de transition). Et il y a aussi une température où le sex ratio obtenu est de 50% et qu’on appelle la température pivot.

l’intervalle de température de transition
L’existence de la TRT et d’une température pivot a longtemps laissé les chercheurs perplexes (et à vrai dire continuent de le faire). Car quand on obtient un sex ratio de 50%, ça évoque tout de suite un déterminisme sexuel génétique et plus particulièrement qui exploite des chromosomes sexuels. On appelle ça un déterminisme hétérogamétique. Nous les humains, et quasi tous les mammifères, on a un déterminisme hétérogamétique de type XY où le chromosome Y détermine le sexe mâle. Chez d’autres animaux, comme par exemple les oiseaux, il existe un déterminisme hétérogamétique de type ZW où le chromosome W détermine le sexe femelle (donc les mâles sont ZZ). Le truc un peu bizarre, c’est qu’on trouve des chromosomes Z et W chez de nombreuses tortues, et X et Y chez d’autres, et pourtant plus de 100 espèces de tortues ont un déterminisme sexuel par la température. Donc, ce que la température pivot semble évoquer, c’est qu’à celle-ci, le système hétérogamétique de la cistude peut déterminer le sexe. Par contre, quand on s’écarte de la température pivot, c’est l’environnement qui décide…

Système de Déterminisme Sexuel chez les Vertébrés
Y’a aussi quelque chose à prendre en compte, c’est que par rapport aux tortues, les mammifères et les oiseaux sont des espèces endothermes, qui produisent leur propre chaleur (Un petit rappel de l’émission 315 sur l’écophysiologie). Les tortues, comme la plupart des sauropsidés (le nom plus exact pour dire reptile) sont des ectothermes et dépendent donc du milieu externe pour changer de température interne.

Détermination du sexe par la température chez les sauropsidés
Et l’environnement décide le sexe uniquement à un moment précis de l’embryogenèse des cistudes.

Embryogenèse de la Cistude
Ça veut dire que vous aurez bon congeler ou cuire vos cistudes après l’éclosion, elles ne changeront pas de sexe (ne le faites pas svp, on rappelle que c’est une espèce protégée).

Principe de la période thermosensible
Ce moment, c’est celui du développement des gonades, et l’étude du développement de ces structures a révélé que presque tous les animaux partent d’une structure embryonnaire qui peut potentiellement donner soit des testicules, soit des ovaires, mais part d’une structure bi-potentielle indéterminée. En gros, on part avec une gonade asexuée qui, en fonction du type de déterminisme, va intégrer des signaux environnementaux ou génétiques pour diriger le développement de l’organe vers celui de testicules ou d’ovaires. Ça on peut notamment s’en rendre compte en réalisant des expériences hardcore de culture de gonades embryonnaires au laboratoire, ce qui est faisable notamment chez les tortues de Floride, Trachemys scripta elegans.

La Tortue de Floride Trachemys scripta elegans
Chez cette espèce, lorsque les œufs d’une tortue sont incubés à 26°C, on obtient que des mâles et lorsque cette température monte à 32°C, on obtient que des femelles. C’est vraiment très proche du système de la Cistude quoi. Mais c’est cette tortue de Floride qui a été choisie par plusieurs laboratoires comme organisme modèle pour explorer la génétique de sa détermination sexuelle. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est pas fastoche! Chez une espèce chez qui il y a un déterminisme sexuel génétique, c’est assez pratique d’identifier les gènes qui sont responsables de cette détermination : vous identifiez les gènes qui se trouvent sur les chromosomes sexuels. Vous identifiez ceux qui présentent des expressions différentes chez un embryon mâle et un embryon femelle, puis vous les altérez et identifiez ceux qui ont un impact sur la formation des gonades. J’dis ça mais ça a dû prendre quelques dizaines d’années tout de même. Mais pour les espèces dont le déterminisme sexuel est lié à la température, tous les gènes sont potentiellement des cibles. Et c’est beaucoup plus sioux de détecter les variations d’expressions de gènes qui sont liés à la température ET qui ont un lien avec le déterminisme. Y’a trouze mille raisons pour lesquelles les gènes peuvent avoir des variations d’expression à la température et qui n’ont aucun lien avec le déterminisme sexuel. Pas étonnant que cela fait plus de 50 ans que la recherche faisait du sur-place sur l’étude de la détermination du sexe par la température.
Et bien il y a moins d’un an, des équipes sino-américaines ont fait un bond de géant dans la compréhension du déterminisme sexuel par la température chez la tortue de Floride. Et si le sujet est pertinent par rapport au thème de l’émission de ce soir, c’est qu’il existe un lien étroit et surprenant entre l’épigénétique, et la manière dont on obtient des filles et des garçons chez ces tortues.


En fait, cela faisait des années que plusieurs équipes se disaient que s’intéresser aux différences d’expression des gènes ne suffirait pas à comprendre le phénomène de la détermination du sexe par la température. Ces équipes ont commencé par caractériser l’état des molécules d’ADN dans des gonades en formation, cultivées à différentes températures. Je laisserai à Eléa le soin d’expliquer cet état des molécules d’ADN, mais, en gros, ça revient à se demander si l’ADN est plus ou moins compacté et décoré à certains endroits (un peu comme un arbre de Noël avec des guirlandes et des boules quoi). Ça, c’est typiquement un sujet d’épigénétique. Mais encore une fois, trouver des différences de décoration et compaction de l’ADN dans des cellules de gonades cultivées à différentes températures, cela ne permet pas de dire que ces différences sont à l’origine du destin que va prendre ces gonades. Corrélation, n’est pas causation, vous connaissez tout le tintouin.
Là où ces équipes sino-américaines ont été futées, c’est qu’elles ont recoupé les informations entre l’état de l’ADN ET des différences d’expressions de gènes dans les gonades cultivées à différentes températures. Elles ont fait un pari entre des types de différences de décoration de l’ADN et les gènes qui sont responsables d’établir ces décorations. Parmi ces gènes, une enzyme portant le nom barbare de KDM6B et qui est une déméthylase de l’histone qui retire spécifiquement les trois groupements méthyles de la 27ème lysine de l’histone H3. WOW, merci le jargon. Plutôt que de se prendre la tête avec des noms barbares, jonglons plutôt avec des concepts. Ces équipes ont trouvé un gène qui produit une protéine décoratrice un peu maniaque, qui fait le ménage sur l’ADN : KDM6B (que je vais appeler la protéine Mary Poppins. Cette protéine est produite à 26°C dans les gonades juste avant leur différenciation, et n’est pas produite à 32°C. Qui plus est, Mary Poppins ne semble pas du tout apprécier les changements de températures. Si on commence à cultiver les gonades à 26°C, Mary Poppins commence à être produite, mais si on change brusquement la température d’incubation à 32°C, ça s’arrête.
La prouesse réalisée par ces chercheurs, c’est qu’ils ont trouvé un moyen d’empêcher la production de Mary Poppins (KDM6B) même quand on incube à 26°C. Je ne développerai pas cette technique (qui s’appelle l'interférence à ARN (et qui sera le sujet d’un prochain épisode !), mais vous pouvez me croire sur parole quand je vous dis que c’est chaud patate de développer ce genre de protocoles chez des espèces bizarres comme des tortues de Floride.

Protocole d'interférence à ARN chez la tortue de Floride
Et bien en empêchant Mary Poppins de ramener le bout de son parapluie magique dans des embryons incubés à 26°C (et qui devraient normalement donner des mâles), les chercheurs ont observés que les gonades obtenues ressemblaient à celles classiques de femelles. C’est l’une des premières preuves montrant qu’il faudrait avoir notre Mary Poppins dans les gonades de tortues pour obtenir des mâles. Mais ils sont allés plus loin!  Ils ont réussi à voir où pouvait agir Mary Poppins (en gros où est-ce qu’elle changeait la décoration de l’ADN) et en déduire quels pouvaient être les gènes affectés par son action (ou inaction). Je vous la fais courte : ils ont identifié un gène qui s’appelle Dmrt1. Dans l’ADN de la tortue, l’endroit où on trouve Dmrt1 est bel et bien un endroit où Mary Poppins aime faire le ménage. Quand Mary Poppins fait le ménage sur le gène Dmrt1, celui-ci peut s’exprimer fortement et produire des protéines Dmrt1.


Mais en plus, ils ont réalisé une expérience dans laquelle ils empêchent à Mary Poppins de venir à 26°C, tout en rajoutant artificiellement des protéines Dmrt1. Et là, je vous le demande, à votre avis qu’est-ce que ça pourrait bien donner comme gonades finales?

Réponse ici : à vous d'interpréter les résultats et partager vos réponses en commentaires!Réponse ici : à vous d'interpréter les résultats et partager vos réponses en commentaires!

Tout cela semble donc très fortement suggérer que ces équipes ont découvert des gènes du déterminisme sexuel par la température, et que le mécanisme derrière cet étrange phénomène, s’appuie sur de l’épigénétique. J’espère donc que cette première partie vous aura fortement titillé votre curiosité, avant de nous plonger maintenant dans les explications d’Eléa sur ce qu’est réellement l’épigénétique.

Liens :
Vertebrate sexual systems. Pleiotropy.
There’s a genetic explanation for why warmer nests turn turtles female. Science News
How turning down the heat makes a baby turtle male. Phys.org
Les tortues marines se féminisent avec la hausse des températures. Est-ce grave ? The Conversation
Température, stress et sexe : le changement climatique va-t-il masculiniser les poissons ? The Conversation
How is the gender of some reptiles determined by temperature? Scientific American

Références :
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Bachtrog, D., Mank, J. E., Peichel, C. L., Kirkpatrick, M., Otto, S. P., Ashman, T.-L., . . . The Tree of Sex, C. (2014). Sex Determination: Why So Many Ways of Doing It? PLOS Biology, 12(7), e1001899. doi: 10.1371/journal.pbio.1001899
Garcia-Moreno, S. A., Plebanek, M. P., & Capel, B. (2018). Epigenetic regulation of male fate commitment from an initially bipotential system. Molecular and Cellular Endocrinology, 468, 19-30. doi: 10.1016/j.mce.2018.01.009
Ge, C., Ye, J., Weber, C., Sun, W., Zhang, H., Zhou, Y., . . . Capel, B. (2018). The histone demethylase KDM6B regulates temperature-dependent sex determination in a turtle species. Science, 360(6389), 645-648. doi: 10.1126/science.aap8328
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BONUS :

Cet épisode était un pur plaisir à écrire et surtout à animer avec Eléa et les autres membres de la bande de Podcast Science. Pour vous donner la température de l'épisode (mwahaha), voici un petit bonus vidéo :

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