Strange Animals

[Ascidie mon amie] In the house with Oikopleura

Une fois n’est pas coutume, je vais m’aventurer à réaliser un exercice périlleux: parler de ma propre recherche… Alors, je vous avais déjà confié que je travaillais désormais sur les ascidies, et vous avais présenté plusieurs articles où l’on a parlé de leurs parasites, de leur emplacement dans l’arbre de famille des animaux et j’ai même effleuré le sujet de mon travail actuel.
En bref, les ascidies sont des formidables organismes modèles pour mener des études de génétique du développement et pour permettre d’appréhender des concepts évolutifs complexes et passionnants. Autant dire que je suis ravi de travailler sur l’ascidie Ciona intestinalis! Cependant il y a une chose que je vous ai caché: l’aspect totalement chiantissime de l’animal en tant que tel. Démonstration en image avec une vidéo nous montrant des Ciones en pleine activité:

Et ouais, c’est pas funky funky comme ambiance, hein? Il faut dire ce qui est: les ascidies, pour la plupart, ne sont que de vulgaires pompes qui, à la manière des Shadocks, pompent dans le seul but de pomper.
Du coup, quand on m’a proposé d’étendre mon projet sur Oikopleura dioica, un organisme proche des ascidies, j’ai un peu sauté sur l’occasion. Il faut dire que niveau look, Oikopleura se défend largement mieux:

Oikopleura dioica par JM Bouquet et J Slama
Avec son design de vaisseau alien sous-marin à la Abyss, autant dire qu'Oikopleura a un look beaucoup plus chiadé que l’insipide Ciona! On dirait presque que James Cameron manque d’imagination pour concevoir les créatures qui peuplent ses films (voir l’exemple des Spirobranches dans Avatar)

Manta Ship, The Abyss
Son apparence futuristique, Oikopleura la doit surtout à une structure spéciale appelée ‘maison’, une sorte de cocon gélatineux qui abrite l’animal tout en lui permettant de filtrer l’eau de mer. D’ailleurs, c’est cette structure qui a donné son nom à Oikopleura (οἶκος en grec signifie maison, foyer).

La maison (ou cockpit?) d'Oikopleura
Le véritable animal est logé dans cette gangue gélatineuse et ressemble à ça (il s’agit ici d’un juvénile qui n’a pas encore sécrété son vaisseau-sous marin…)

Oikopleura dioica juvénile
Le jeu va être pour vous maintenant de retrouver le pilote dans son cockpit gélatineux dans les images précédentes, ou bien dans cette courte vidéo on l’on voit la structure en mouvement dans l’eau:

Le tout est particulièrement ingénieux car chaque battement de la queue de l’animal entraine un flux d’eau à l’intérieur de la loge: l’eau et toutes les particules bon-miam miam qu’elle contient sont dirigées dans diverses canalisations et chambres à bord du vaisseau jusqu’à atteindre la bouche grande ouverte d’Oikopleura. Les particules trop grosses, quant à elles, sont coincées dans un système de filtre externe. Du coup, il s’agit de structures éphémères et tout au long de sa courte vie (5 à 10 jours), Oiko (on va l’appeler ainsi dorénavant) va se dépouiller de sa maison toutes les deux heures et en reconstruire une nouvelle. C’est un phénomène d’une telle ampleur qu’il contribue à créer ce qu’on appelle de la neige marine, c’est à dire une pluie de détritus organiques qui tombe de la surface de la mer vers les zones plus profondes.
Au final, on retrouve le système de pompage commun avec les ascidies. Pas étonnant qu’Oikopleura (qui appartient au groupe des larvacés) et les ascidies appartiennent à la même famille des tuniciers. On peut se rendre compte de l’efficacité du pompage d’Oiko en utilisant une lumière incidente qui permet de visualiser le flux de particules autour de l’animal:

Mais du coup, pourquoi soudainement s’intéresser à Oiko? Et bien d’une part, parce qu’il s’agit d’un organisme invertébré, certes, mais qui se trouve faire partie de nos plus proches parents parmi tous les animaux invertébrés! C’est sûr qu’en regardant les organismes adultes, la ressemblance n’est pas frappante entre une Cione, Oiko et une grenouille. Mais c’est en se penchant plutôt sur les formes larvaires que les similitudes se révèlent:

Comparaison entre larve de Ciona intestinalis et Oikopleura dioica
Tétard de grenouille (Litoria littlejohni)
Vertébrés, ascidies et larvacés partagent également deux structures embryonnaires très importantes: le tube nerveux et la notochorde (une rangée de cellules qui se trouve au milieu de la queue de la larve – les têtes de flèches pointent vers la notochorde de Ciona et Oiko dans les panneaux A et B ci dessus). C’est ce qui permet de regrouper tous ces animaux dans la famille des chordés.
Pour la majorité de vertébrés et pour les ascidies, la notochorde disparait chez l’adulte (et le système nerveux subit aussi une réduction chez l’ascidie). Là où Oiko fait son intéressante, c’est qu’elle garde sa notochorde tout au long de sa vie. Vous avez même pu remarquer qu’elle ne subit pas de transformation aussi drastique qu’une ascidie au passage à l'âge adulte. C’est pour ça qu’on les nomme larvacés, puisqu’elle garde des caractéristiques larvaires tout au long de sa vie, ce qu’on pense être du à un phénomène de néoténie (dont on parle souvent sur le blog).
Bon OK, Oiko, tout comme Ciona, est proche parente des vertébrés, mais elle se distingue de Ciona en restant Kawai et en se construisant des vaisseaux de Science Fiction pour faire mumuse dans l’eau. Soit. Mais est-ce qu’on peut en tirer un avantage pour faire de la recherche évolutive? Et bien il y a aussi le fait qu’Oiko se développe bien plus vite que Ciona. Regardez:

En 6 heures, Oiko passe par toutes les étapes de développement que Ciona réalise en 10-12 heures dans le meilleur des cas! Et ensuite, Oiko reste sur sa lancée et accomplit son cycle de vie en 4 jours à peine alors que Ciona, qui doit se transformer en super-pompe, y passe trois mois!
C’est à partir de ces observations là que plusieurs chercheurs ont commencé à voir en Oiko un organisme tout particulièrement intéressant. Néoténie et temps de génération très court: c’est le genre de cocktail qui doit laisser des traces assez conséquentes au niveau génétique. Rare en effet sont les animaux qui se reproduisent à cette vitesse. Il était assez probable qu’Oiko ait subi des accélérations évolutives assez conséquentes.
Pour en avoir le cœur net, un consortium de scientifique s’est mis en tête de séquencer complètement le génome d’Oikopleura. Les prédictions quant à la vitesse d’évolution de son génome se sont trouvées plus que confirmées…
La première surprise, c’était la taille du génome d’Oikopleura. Avec 70 millions de paires de bases (vous savez, les nucléotides qu’on note A, T, G et C et qui permettent de coder l’information génétique), Oiko a un génome poids plume... Ciona intestinalis en possède près du double et l’humain, lui, a un génome de près de 3,2 milliards de paires de bases! Par contre, niveau gènes, le compte n’est pas si horrible que ça. On estime le nombre de gènes chez Oikopleura culminant autour de 18000 alors que l’humain en possède environ 21000. Ciona possède à peu près le même nombre de gène qu’Oiko. Curieux, non? Si 18000 gènes peuvent être compactés dans un génome de 70 Mega-bases, pourquoi l’humain s’embarrasse de 3 milliards de bases supplémentaires pour seulement 3000 gènes de plus?
En fait, la réponse à cette question est assez complexe (et à vrai dire partiellement complète, il reste du boulot). Mais un élément est facile à comprendre: Hormis les bactéries, le reste des êtres vivants ont des séquences ‘intrus’ dans leurs gènes (on les appelle d’ailleurs les introns) et ce sont ces séquences qui remplissent en partie le génome humain de paire de bases. Quand un gène code pour une protéine, la machinerie cellulaire doit transcrire l’ADN en ARN et élaguer cet ARN de tout introns. Ces dernières années, la comparaison des génomes de différents animaux avait permis de se rendre compte qu’un bon nombre d’introns étaient conservés, en taille et position, chez des organismes assez éloignés comme l’humain, la souris, la mouche ou même l’éponge. On avait aussi remarqué que certains gène se trouvaient dans un ordre précis dans les génomes et que cette organisation était encore une fois conservée à une certaine échelle. Du coup, on en était arrivé à la conclusion que la structure du génome chez les animaux était assez rigide.
Oiko, cette structure, elle s’en balance grave! Elle a décidé qu’elle voulait coute que coute ressembler à un alien, alors autant couper les ponts avec le reste des loosers qui n’ont pas de vaisseaux sous-marins. Certes, Oiko a encore un bon nombre d’introns, mais ceux-ci sont ridiculement petits et absolument pas les même que ceux de Ciona, ou des humains. Et l’organisation de ses gènes? Pfff… Rien à fout’ qu’elle dit. Elle réarrange tout ça dans un ordre bien à elle et puis c’est marre!
Du coup c’est à se demander ce qu’on fout nous avec des génomes aussi complexes? L’étude du génome d’Oiko, mené par l’équipe du Dr. Chourrout, montre qu’un génome peut réduire drastiquement sa complexité, taille et structure sans que cela ne fasse perdre à l’animal des caractéristiques morphologiques fondamentales permettant son fonctionnement (comme la notochorde ou le tube nerveux).
Où est-ce que mon laboratoire intervient dans cette histoire? Et bien l’équipe que j’ai intégré s’est spécialisé dans l’étude de la notochorde chez Ciona. Du coup, sachant qu’Oiko fout le boxon dans son génome mais garde une belle notochorde tout au long de sa vie, on s’est demandé si les gènes qui permettent le développement de cet organe chez Ciona fonctionnaient de la même manière chez Oiko…
Heureusement pour moi, la moitié du boulot avait déjà été publié dans le laboratoire que j’ai intégré, et on connait déjà près de 50 gènes qui sont impliqués dans la formation et le fonctionnement de la notochorde chez Ciona. Reste plus qu’à trouver ces gènes chez Oiko et étudier leur fonction… Fastoche!
Le plus important de ces gènes s’appelle Brachyury. C’est LE gène de la notochorde et dans le groupe des chordés, ce gène initie la formation de cet organe chez tous les animaux chez qui ont a étudié sa fonction (d’ailleurs le nom de brachyury vient de brakhus (petite) et oura (queue) et décrit ce qui se passe chez la souris quand le gène Brachuyry est muté… et je vous pris d’arrêter de ricaner ou d’utiliser ce terme pour insulter certains mâles inadaptés…). Du coup, pas trop étonnant que, lorsqu’on localise l’endroit où ce gène est activé (à l’aide d’une technique qu’on appelle hybridation in situ) on s’aperçoit que Brachyury est actif dans la notochorde d’Oiko et Ciona.

Expression du gène Brachyury chez Oikopleura dioica et Ciona intestinalis
Magique! Jusque là, tout va bien et notre alien se tient tranquille.
C’est d’ailleurs là que j’entre en jeu. On me demande de parcourir le génome d’Oiko à la recherche des 50 gènes équivalents de ceux qui sont contrôlés par Brachyury chez Ciona et actifs dans la notochorde (on parle de gènes homologues).
A la recherche donc des homologues perdus! Diantre, après moults recherches et pétages de nyeux devant mon écran d’ordi, mon verdict est simple: sur 50 gènes, 24 sont indétectables dans le génome d’Oiko. Plus curieux, parmi les restants, certains se sont multipliés chez Oiko. Par exemple, un gène appelé Noto9 chez Ciona se retrouve en triple exemplaire chez Oiko (Noto9a, Noto 9b et Noto9c). Ca y’est, on rentre aux frontières du réel…
Découvrir que 30 gènes cibles de Brachyury sont présents chez Oiko (26 + 4 duplications) ne suffit pas à dire que ces 30 gènes ont gardé leur fonction. Nope, il va falloir maintenant vérifier si au moins tous ces gènes sont actifs dans la notochorde d’Oiko durant son développement.
Et nous voilà donc parti à identifier l’activité de 30 gènes chez notre bestiau. Près de 8 mois plus tard et passé une envie d’éradiquer tout spécimen d’Oikopleura de la planète, nous parvenons à notre conclusion finale:
11 gènes ont le bon vouloir d’être actifs dans la notochorde, comme pour leurs gènes équivalents chez Ciona.

Gènes notochordaux chez Oikopleura
Les autres? Ma foi, ils ont décidé de jouer leurs malins! Certains sont actifs dans la notochorde mais dans seulement quelques cellules, d’autres sont actifs dans tout l’animal (notochorde comprise) et enfin 6 derniers ont décidé que la notochorde, c’était surfait et qu’ils allaient être activés dans d’autres parties du corps de l’animal.

Gènes non notochordaux chez Oikopleura
C’est donc une sacré différence avec Ciona! Et pourtant, elle est bien là cette notochorde! C’est la leçon que nous tirons de notre étude: généralement, les études en Génétique Evolutive du développement s’attache à comprendre ce qui est conservé entre différents animaux pour comprendre comment ils ont évolués. Ce que notre étude montre, c’est comment un animal peut accumuler un maximum de changement (diverger) sans toutefois perdre une caractéristique fondamentale du groupe auquel il appartient, comment changer pour rester le même. Sacré Oiko, va!

Le côté alien d'Oiko ne l'empêche pas de garder une notochorde
Cette étude a été publié dans le journal électronique libre d’accès BMC Evolutionary Biology et je vous invite à lire l’article si vous voulez fouiller un peu plus cette histoire.
Moi je vous conseille particulièrement la section des figures supplémentaires où apparait celle-ci sur laquelle j’ai travaillé pendant des heures. Imaginez vous à ma place, parlant à votre directrice de labo en montrant vos derniers efforts pour préparer ce joli manège à bite (visible particulièrement sur l’image F)… C’est dans ces moments là qu’on comprends que la science est un dur métier!

Le manège à bite d'Oikopleura
Comme dirait mon ami Charly, c’est là qu’on s’aperçoit qu’il faut donner beaucoup d’argent à la science, pour aider la recherche! Et pour citer le Professeur Thibault: Envoyez des Sioux!


ecrivez a l'arc par higuizmo

Liens:
Article Culturing Science
Article The Scientist

Références:
Denoeud F, Henriet S, Mungpakdee S, Aury JM, Da Silva C, Brinkmann H, Mikhaleva J, Olsen LC, Jubin C, Canestro C et al: Plasticity of animal genome architecture unmasked by rapid evolution of a pelagic tunicate. Science 2010, 330(6009):1381-1385.
Kugler JE, Kerner P, Bouquet JM, Jiang D, Di Gregorio A: Evolutionary changes in the notochord genetic toolkit: a comparative analysis of notochord genes in the ascidian Ciona and the larvacean Oikopleura. BMC Evol Biol 2011, 11(1):21. (pdf)
Ferrier D: Tunicates push the limits of animal evo-devo. BMC Biology 2011, 9(1):3. (pdf)
Holland LZ: Developmental biology: A chordate with a difference. Nature 2007, 447(7141):153-155.
Fenaux R: The house of Oikopleura dioica (Tunicata, Appendicularia): structure and functions. Zoomorphology 1986, 106(4):224-231.

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